16
Ce qu’il fait chaud au Texas ! C’est bien simple, on fond au soleil. Le sol est tellement calciné, tellement durci qu’il n’y pousse rien que de l’armoise. En tout cas, c’est ce que des stagiaires m’ont dit.
J’ai téléphoné à papa et maman pour leur dire que j’étais bien arrivé. Ils quittent la ferme la semaine prochaine pour s’installer dans le village de retraite.
Il paraît qu’ici les cours sont drôlement durs mais les professeurs sont bons. C’est fou ce qu’il y a de choses que j’ignore. Dans beaucoup de domaines, je suis ignare. Mais, maintenant, je vais mettre les bouchées doubles.
Mes camarades de classe sont tous formidables. Le premier jour a été consacré aux tests psychologiques. Pour déterminer notre compatibilité et tout ça. Il y a une fille, Ruth Oppeiheimer, qui est un vrai crack. Quelqu’un pas du tout comme les autres. Elle arrive de Californie. Je crois qu’elle est juive…
Journal intime de William Palmquist.
Assis sur la chaise bancale dans la réserve du magasin d’électronique, David contemplait le module de fret béant.
On dirait un cercueil, songea-t-il.
Il y avait disposé le scaphandre spatial pour voir la place qu’occuperait son corps. La combinaison était prise en sandwich entre deux bouteilles d’oxygène et la seule cellule calorique qu’il avait conservée était logée sous les pieds. Il avait rajouté de la mousse isolante.
D’après les chiffres qu’affichait le terminal posé à côté de lui sur un rayon, il aurait tout juste assez d’oxygène et de chaleur pour tenir deux jours – la durée du voyage – s’il demeurait en état de transe MT artificielle.
— Dormir, murmura-t-il. Rêver, peut-être.
Il avait déjà étiqueté le module au pochoir pour identifier son contenu supposé : PIÈCES DÉTACHÉES ÉLECTRONIQUES DIVERSES. Les numéros de code requis étaient peints en orange. Il ne lui restait plus qu’à enfiler le scaphandre, à s’allonger à l’intérieur du module et à mettre en route le programme MT en déclenchant son communicateur buccal. Il l’avait modifié en le réglant sur quarante-huit heures au lieu de six.
Il avait vérifié les calculs. Tout était prêt. Pourtant, il s’éternisait sur sa chaise sans bouger.
Il voyait par les yeux de l’imagination le module fixé au disgracieux transbordeur lunaire, grappe d’étuis métalliques trapus accrochés à des entretoises hérissées d’angles agressifs. Il voyait le transbordeur s’arracher à son quai d’amarrage et s’enfoncer en silence dans le froid meurtrier du vide de l’espace. Et il se voyait lui-même à l’intérieur du module, les yeux fermés, plongé dans sa transe. L’oxygène cessait d’arriver. La cellule thermique cessait de fonctionner. Il se congelait, il n’était plus qu’une statue de glace, de délicats cristaux blancs enrobaient ses cils, les poils de ses narines. Sa peau était d’un bleu laiteux. Il était mort, il était seul, il voguait dans le vide glacé et infini. À jamais.
Il secoua la tête et se morigéna : Assez d’atermoiements !
Il revêtit lentement la combinaison pressurisée en se disant qu’il pourrait toujours tout annuler au dernier moment. Se mettant à genoux, maladroit dans l’encombrant scaphandre, il connecta les flexibles d’alimentation aux réservoirs d’oxygène. Mais il n’avait pas refermé son masque et continuait de respirer l’air ambiant. Il sera temps de passer sur la respiration en bouteille plus tard.
Méthodiquement, geste après geste, il accomplit les différentes phases de l’opération conformément au plan qu’il avait préparé. Quand ce fut terminé, quand il fut allongé dans le module, il rabattit le couvercle et le scella. L’obscurité était totale. Il enclencha son communicateur et ordonna qu’un camion vienne chercher un colis le lendemain à la première heure.
Cela fait, il s’efforça de se décontracter et de s’endormir naturellement. S’il s’endormit, il ne s’en rendit pas compte. Et s’il rêva, sa conscience n’en garda aucun souvenir.
Soudain, des voix étouffées lui parvinrent. Puis il entendit bourdonner un moteur électrique quand le module fut hissé à bord d’un véhicule. La secousse fut brutale lorsque la grue le lâcha et qu’il retomba sur la plate-forme du camion.
Il avait l’impression d’être complètement aveugle et presque entièrement sourd. Les seules informations qu’il recevait lui parvenaient par son sens du toucher. Le camion démarra en ferraillant en direction des quais d’embarquement. À nouveau, un treuil, des oscillations, des coups sourds. Des voix qui s’interpellaient. Des halètements de moteurs. Le vrombissement de la clé à chocs fixant le module à la coque du transbordeur.
Et puis, plus rien. Le silence. Pendant des heures. Le silence et le froid.
David savait que le module était maintenant boulonné au transbordeur et que celui-ci était à son poste d’amarrage à la pointe extrême du cylindre principal. Les gros miroirs solaires maintenaient la température du quai un peu au-dessus de zéro – mais guère plus. Il avait froid.
Ce sera autre chose quand on décrochera.
Il s’assura par le truchement de son communicateur que l’heure du décollage était toujours maintenue. Elle l’était. Dans moins d’une heure, le départ.
Le temps s’écoulait avec une lenteur exaspérante.
David, maintenant, luttait pour ne pas céder au sommeil : son organisme contrariant voulait dormir. Non, il ne faut pas ! Tu dois absolument rester éveillé pour te mettre en état de transe MT dès que le transbordeur quittera le quai. Sinon, tu mourras frigorifié dans ton sommeil !
En outre, il avait faim et il prit conscience qu’il y avait près de vingt-quatre heures qu’il n’avait rien mangé. Il était trop surexcité. Il y avait un tuyau à eau à côté de son casque et un tube spécial évacuerait l’urine. Il n’y aurait rien d’autre à faire qu’à dormir et à attendre.
Il sentit plus qu’il n’entendit le navire s’éveiller à la vie. Des trépidations. Le claquement des écoutilles. Puis une secousse. Légère mais qui, néanmoins, le surprit. C’était parti.
Et le froid s’intensifia. Claquant des dents, David mit en service le programme inducteur de transe.
Et si cela ne marchait pas maintenant que je l’ai modifié ? Je n’ai pas eu le temps de faire l’essai sur quarante-huit heures.
Ce fut sa dernière pensée consciente.
— David Adams ?
David émergea du sommeil et son regard trouble se posa sur l’homme penché au-dessus de lui. L’image se stabilisa.
— Hein ? Quoi ?
Il prit soudain conscience qu’il n’était plus dans le module. Il se trouvait dans une pièce bizarre : petite et basse avec des poutrelles de métal nu.
— Vous êtes bien David Adams ?
— Euh… qu’est-ce que vous dites ?
L’homme portait la blouse vert pastel du personnel médical.
— Bienvenue sur la Lune, M. Adams. Mais je dois reconnaître que vous n’avez pas pris le chemin le plus facile !
David leva la tête. Il était couché sur une table d’examen.
— La Lune ? Alors, j’ai réussi ?
Le médecin hocha le menton en souriant. Il avait le teint blafard et portait une moustache blond filasse à la gauloise.
— Vous avez réussi. Comment vous sentez-vous ?
— Un peu ankylosé. Et je crève de faim, répondit David en s’asseyant avec précaution.
— Le contraire m’eût étonné. (Le toubib l’aida à descendre de la table et le guida jusqu’à une chaise.) Faites attention. Ici, la gravité est six fois plus faible que celle à laquelle vous êtes habitué.
— J’ai vécu dans des environnements G faible.
Néanmoins, David s’assit prudemment. Le médecin prit une carafe en plastique posée sur le bureau et versa du café bouillant dans une tasse. David était fasciné par la lenteur avec laquelle le liquide s’écoulait d’un récipient à l’autre.
— Buvez ça pour vous réchauffer. Je vais demander qu’on vous apporte quelque chose à manger.
— Merci.
David prit avec reconnaissance la tasse à deux mains. C’était bon, cette chaleur. Le médecin tapota sur le clavier téléphonique et dit sans regarder le jeune homme :
— Vous êtes dans un sacré pétrin, vous savez.
— Je m’en doute.
David n’avait guère pensé qu’à une seule chose jusqu’à présent : s’enfuir d’Île Un. Mais maintenant qu’il se trouvait dans la zone minière de la Lune, il était toujours sous la juridiction de la Société – et à portée du Dr Cobb. Bah ! J’ai parcouru 400 000 kilomètres. Encore un peu plus de 1 500 et je suis à Séléné. Mais comment arriver jusque-là ?
Le toubib disparut quelques instants. Quand il revint, il apportait un plateau et David s’attaqua avec diligence à son contenu. Du poulet, des légumes, du pain tout chaud, des fruits. Le régime était en tout point semblable à celui d’Île Un. C’est sûrement produit par la colonie.
Tout en jouant des mâchoires, il répondit aux questions sans fin du médecin intrigué par l’état de transe dans lequel on avait découvert l’insolite voyageur en ouvrant le module.
— Vous avez flanqué une peur bleue à tout le monde, dit-il à David. Sur le moment, on vous a cru mort.
— Je me faisais un peu de bile à ce propos.
— Comment avez-vous fait ?
Tandis que David le lui expliquait, le docteur prenait fébrilement des notes. Ses doigts voletaient sur les touches du terminal de bureau.
— Je vais étudier ça de près. Il y a peut-être là un moyen de transporter les mineurs victimes d’accident à l’hôpital en L4…
David était en train d’exprimer les dernières gouttes de jus de son fruit quand une jeune femme rondouillette revêtue d’une tenue de saut jaune vif entra.
— David Adams.
C’était une constatation, pas une question. Son badge d’identification était orné d’une étoile d’argent. David connaissait la signification de cet emblème. Les services de Sécurité… Il tendit son plateau au médecin et se leva.
— Oui, c’est moi.
— Suivez-moi, je vous prie.
Elle était assez mignonne – une figure toute ronde, des cheveux acajou coupés court et des yeux assortis. Elle n’était pas armée mais, dans le couloir, deux gardes en uniforme, d’un gabarit impressionnant, emboîtèrent le pas à David.
Il ne savait pas si c’était la faible pesanteur lunaire qui lui liquéfiait les jambes ou si c’était là la conséquence de son long sommeil dans le module. Et la présence des gardes derrière son dos, le martèlement de leurs bottes sur ses talons n’étaient pas de nature à lui remonter le moral. Dans ce long et étroit corridor, il éprouvait un sentiment de malaise. Il faisait de la claustrophobie ! En outre, les rampes fluorescentes, trop espacées, éclairaient mal.
— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il à la femme.
— Le chef de la Sécurité veut vous parler. Il semble que le Dr Cobb a porté l’éther au rouge entre Île Un et ici.
— Je n’en suis pas autrement surpris.
Il y avait des portes de part et d’autre de la galerie. Des gens affairés ne cessaient d’entrer et de sortir. David entendait cliqueter les machines à écrire et fredonner les ordinateurs. Derrière une porte fusa soudain un éclat de rire et il se demanda quelle bonne plaisanterie l’avait provoqué. Enfin, ils arrivèrent devant une dernière porte à laquelle était fixée une pancarte : SÉCURITÉ — M. JEFFERS.
La femme frappa deux coups.
— Faites-le entrer, dit une voix bougonne.
Elle se tourna vers David et fit avec un petit sourire triste :
— Si vous voulez bien pénétrer dans l’antre du lion, monsieur David…
David poussa le battant et entra.
C’était une petite pièce parfaitement en ordre mais il avait l’impression que le plafond allait l’écraser. Jeffers, assis derrière un bureau métallique gris et nu comme la main, tirait sur une pipe noircie. Le regard qu’il décocha à son visiteur était glacé. Il était grand – le genre d’homme dont la seule taille intimide. Ses cheveux gris acier étaient taillés en brosse. Un nez aquilin. Des yeux d’un bleu de givre. Des mains épaisses et noueuses.
Un autre homme était debout devant un alignement d’armoires de classement désuètes. Grand, lui aussi. Les épaules assez larges pour donner l’impression qu’il remplissait à lui tout seul cette pièce exiguë, une poitrine comme une futaille et des muscles qui faisaient presque craquer sa combinaison. Et il était furieux. Il fusillait David du regard en émettant des petits reniflements secs et saccadés. Ses mains semblables à des battoirs se nouaient et se dénouaient rageusement.
— Vous êtes bien David Adams ? commença Jeffers.
— Oui.
— Exactement ce que disait Cobb, gronda le deuxième homme. Un petit morveux qui fait une fugue.
— Du calme, Pete.
Jeffers leva la main qui tenait la pipe. L’autre lui lança un coup d’œil indigné mais il garda la bouche close.
— Pourquoi êtes-vous venu ici ? reprit Jeffers.
— Pour me rendre à Séléné. Je voulais quitter Île Un.
— Et pour ça, vous avez embarqué clandestinement à bord d’un de nos transbordeurs, dit Pete – et c’était presque un rugissement. Si vous étiez mort, vous savez ce que seraient devenus nos tarifs d’assurances ? On ne plaisante pas avec ça, bon Dieu !
— J’ai risqué ma vie. Je ne plaisante pas.
— Entendre ça ! (Il se tourna vers Jeffers.) Je propose qu’on le réexpédie d’où il vient par le même chemin.
— Allons, Pete, vous savez bien…
— Je veux aller à Séléné, insista David. Vous n’avez pas le droit de me retenir.
Pete le toisa.
— Pas le droit ! Mais pour qui te prends-tu, espèce de foutriquet ?
— Et vous, pour qui vous prenez-vous ? rétorqua le jeune homme avec emportement. Je n’admets pas qu’on m’insulte.
L’autre fit un pas en avant et son poing droit partit. David qui fréquentait les gymnases depuis des années n’ignorait rien des arts martiaux, qu’il s’agisse de l’aïkido ou du sport cher au marquis de Queensberry, mais il fut pris au dépourvu et, en raison de la faible pesanteur, il coordonna mal sa parade et le poing de Pete s’écrasa sur sa mâchoire. Il ne sentit rien mais, brusquement, il décolla, partit lentement en arrière et entra en collision avec la porte. Ses genoux ployèrent sous lui et il se retrouva sur les fesses.
Poussant un juron, Jeffers contourna son bureau, empoigna Pete par l’épaule et le tira en arrière.
— Ce n’est qu’un gamin, s’écria-t-il. Vous perdez la tête.
Pete se dégagea.
— J’ai sous mes ordres vingt-six personnes, hommes et femmes, qui risquent leur peau tous les jours. Et voilà ce galopin qui vient plastronner en se figurant qu’il est le patron !
David se releva. Il avait un goût de sang dans la bouche. Chaud et salé. Quand Jeffers poussa Pete vers la porte, il s’écarta en se palpant la mâchoire, les yeux plantés dans ceux, déments, de l’homme qui l’avait frappé. La rage bouillonnait en lui.
Calme-toi, se dit-il. N’oublie pas les gardes dehors. Attends le moment où tu pourras le coincer seul à seul. Mais quelque chose au fond de lui criait vengeance.
Quand le contremaître fut sorti, Jeffers referma la porte.
— Vous avez besoin d’un médecin ?
David fit non de la tête. Son menton lui faisait mal mais il s’astreignit à ne pas y porter la main.
— Vous avez encore toutes vos dents ? insista Jeffers.
— Ce n’est pas grave.
— Tant mieux. Pete est un peu soupe au lait mais c’est un bon contremaître. Quand quelque chose – ou quelqu’un – perturbe le travail, ça le fait sortir de ses gonds. (Comme David gardait le silence, il enchaîna :) Le Dr Cobb veut que vous l’appeliez sans perdre de temps.
— Bon.
David se rendit compte que son ton était maussade. Il prit place sur la seconde des deux chaises, quelques sangles entrecroisées sur de fragiles montants d’aluminium, tandis que Jeffers pianotait sur le clavier d’appel.
L’écran s’alluma et le visage taraudé du Dr Cobb s’y encadra.
— Comme ça, tu as filé ! commença-t-il sans autre préambule.
— Bien forcé. Il fallait que je quitte la colonie quelque temps.
— Tu as pris un satané risque en procédant de cette façon.
— Vous ne m’aviez pas laissé d’autre choix.
Les lèvres de Cobb se pincèrent.
— Et tu as fait bon voyage ?
David passa sa langue derrière ses dents avant de répondre :
— Ça a été reposant.
— Je n’en doute pas ! Bon. Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Que voulez-vous dire ?
Les épais sourcils du vieil homme se levèrent et retombèrent.
— Tu es aux mines. As-tu envie de rester là-bas quelques jours pour voir comment on vit ailleurs ?
— Oui, répondit David, surpris par la proposition. Ce serait peut-être le mieux.
— Mais ne va pas te faire d’idées, attention ! Tu demeureras strictement confiné au périmètre minier. Pas question d’aller te promener à Séléné ou ailleurs. Vous êtes là, Jeffers ?
D’un frôlement du doigt, le chef de la Sécurité élargit l’angle de la caméra pour entrer dans le champ.
— Oui, monsieur.
— Empêchez notre jeune aventurier de s’approcher des fusées. Il est assez timbré pour voler un lanceur balistique et répandre sa précieuse cervelle d’un bout à l’autre de l’aire de contact de Séléné.
Jeffers acquiesça en souriant.
— Comptez sur moi, patron. En dehors de cela, peut-il bénéficier d’une complète liberté de mouvement à l’intérieur de la base ?
— Si vous estimez que c’est raisonnable.
Jeffers jeta un coup d’œil à David.
— Je crois qu’on peut. Un garde lui montrera les lieux.
— Parfait. Eh bien, David, c’est d’accord. Fais ta folle et ta fière. Mais tu rentres à la fin de la semaine. Compris ?
— Compris, répondit David en se contrôlant pour ne pas grimacer car la mâchoire qui commençait à enfler le cuisait douloureusement.
En moins d’une journée, David avait vu tout ce qu’il voulait voir dans le complexe minier. La population de la base comptait moins d’une centaine de personnes. La plupart étaient des mineurs qui creusaient la surface au bulldozer. La poussière lunaire ainsi recueillie était comprimée et placée dans l’accélérateur de masse qui la catapultait dans l’espace pour être récupérée par un collecteur orbital et expédiée aux fonderies et aux usines d’Île Un.
Le jeune homme observa les mineurs au travail. Revêtus de combinaisons pressurisées de type astronautique, ils grimpaient dans la cabine des énormes excavatrices à moteur nucléaire qui sillonnaient la mer des Tempêtes pour en labourer la surface.
— J’aimerais bien conduire un de ces tracteurs, dit-il au garde qui lui avait été affecté.
— Il faut que je demande au chef.
Ils téléphonèrent à Jeffers depuis le dôme d’observation où ils regardaient le chantier et, après avoir hésité, Jeffers répondit :
— Voyez ça avec Pete Grady. C’est lui le contremaître et il n’aime pas qu’on gêne le travail. Mais s’il est d’accord…
Ainsi, il s’appelle Pete Grady.
Mais le garde ne voulait pas importuner Grady pendant le boulot : le tempérament colérique de l’homme n’était un secret pour personne.
— Je lui parlerai ce soir au dîner, promit-il.
David acquiesça et l’autre l’escorta jusqu’à son logement de fortune : une alcôve guère plus spacieuse que le module à bord duquel il s’était embarqué. Le garde s’en fut après lui avoir renouvelé sa promesse de parler à Grady.
À peine la porte refermée, David enclencha son communicateur. Quand il entendit le gazouillement de l’ordinateur non vocal du complexe minier, il lui ordonna de le mettre en liaison avec l’ordinateur principal d’Île Un.
Plusieurs essais furent nécessaires pour obtenir le dossier personnel de Pete Grady mais il finit par trouver le code permettant d’accéder à la banque de données. Enfant déjà, il exultait quand – plaisir interdit – il triomphait de la répugnance de l’ordinateur à lui livrer les informations qu’il voulait. C’était beaucoup plus drôle que de voler des biscuits.
Après avoir étudié pendant une heure les renseignements qui clignotaient sur l’écran encastré dans la paroi de son cagibi, David téléphona à Grady. Comme le contremaître n’était pas chez lui, il donna pour directive à l’ordinateur de laisser un message sur son écran :
Monsieur Grady,
J’espère que vous ne m’en voulez plus d’être venu ici clandestinement. Sincèrement, je ne pensais pas que cela porterait préjudice à votre travail aux mines. (Votre travail… ça flattera sa vanité.) Je n’avais pas d’autre moyen. J’ai regardé l’équipe travailler toute la journée et j’ai trouvé cela si fascinant que j’aurai peut-être envie de devenir un jour ingénieur des mines… c’est-à-dire si j’arrive à passer le diplôme. Je me rends bien compte que cela doit être rudement difficile. J’aimerais bien voir le travail de près si vous êtes d’accord. Mais si c’est trop risqué, si ça gêne les opérations ou si c’est dangereux pour vous de me faire voir, je comprendrai. (Provoquer son masochisme !) Merci de m’avoir écouté et sans rancune.
Ce « sans rancune » était un fieffé mensonge mais tout en se dirigeant en sifflotant vers le réfectoire, David rêvait, se voyant déjà aux commandes d’un de ces monstrueux tracteurs nucléaires.
Quand il se réveilla, un voyant rouge clignotait sur l’écran, signe qu’il y avait un message en attente. David, encore tout ensommeillé, se dressa sur son séant et se cogna le crâne au plafond. Il se baissa un peu et appuya sur le bouton adéquat.
Le visage de Pete O’Grady, volontaire, les lèvres minces, surgit.
— D’accord, mon gars, dit-il. Si tu veux voir le travail de près, trouve-toi au sas tracteurs à 8 heures recta. Je ne t’attendrai pas une minute. Alors, sois à l’heure.
D’après les chiffres qui scintillaient à l’angle inférieur de l’écran, Grady avait envoyé ce message un peu après minuit. David effleura la touche de la pendule, sous l’écran. Il était 6 h 45. Il avait largement le temps de prendre un solide petit déjeuner avant de se rendre au sas.
Il y arriva avec dix minutes d’avance après s’être régalé de jus de fruits, d’œufs, de saucisses, de gaufres, de petits pains à la confiture et de café. Le garde, un autre que celui de la veille, l’avait regardé s’empiffrer d’un air renfrogné.
— On ne vous donne donc rien à manger sur Île Un ? lui avait-il demandé.
— Si, bien sûr, mais c’est bien meilleur chez vous, avait répondu David.
Et il avait silencieusement ajouté : Et c’est peut-être mon dernier repas avant longtemps. Voire le dernier tout court.
Le sas était installé dans la paroi arrondie d’un des dômes qui se hérissaient comme autant de cloques sur la surface lunaire. À l’intérieur de la plupart d’entre eux étaient alignées des théories de tracteurs colossaux dont les lourdes chenilles avaient laissé des traces profondes dans le plancher de ciment. Des empreintes de dinosaures, songea David en se remémorant les enregistrements paléontologiques qu’il avait étudiés autrefois.
Le tambour du sas ressemblait à l’épaisse porte d’acier chromée d’une chambre forte géante. Vingt hommes auraient facilement pu y passer de front et il y aurait encore eu de la place pour une demi-douzaine d’autres rangées de vingt superposées.
— Enfile une combinaison, lui lança Grady en guise de bonjour.
Il avait presque l’air déçu que David fût exact au rendez-vous. Du doigt, il désigna les placards qui occupaient toute une paroi. Ils contenaient des combinaisons aux couleurs vives et un casque était suspendu au-dessus de chacune d’elles à un crochet. Toutes portaient un nom écrit sur la poitrine.
— Pas celles-là, maugréa Grady. Tu ne vois pas qu’elles appartiennent à des gens ? Les blanches, au fond.
Est-ce qu’il est toujours d’aussi mauvais poil ou est-ce que c’est seulement moi qui le mets en rogne ? se demanda David.
Il se dépêcha de revêtir une combinaison blanche. Le garde l’aida à la boucler hermétiquement tandis que le jeune homme coiffait le casque et le fixait au collier métallique.
— Je vous attendrai ici, lui lança-t-il en se dirigeant lourdement vers le tambour de sortie.
Grady, revêtu d’un vidoscaphe vert bouteille, était déjà aux commandes d’un tracteur jaune, celui qui se trouvait le plus près du sas. David gravit pesamment l’échelle métallique conduisant à la cabine et prit place à côté de lui. Il agita le bras en signe d’adieu et le garde parut trop gêné pour lui répondre.
— Eh bien, tu y as mis le temps, grommela le contremaître. Accroche ton assistance.
Il pointa un doigt en direction de l’espèce de sac au dos de métal posé entre les deux sièges.
— La cabine n’est pas pressurisée ? s’enquit David en se tortillant pour passer ses bras dans les sangles.
— Foutre pas. Tu crois qu’on passe la journée calés sur ses fesses comme si on était des chauffeurs ? Faut descendre et se salir les gantelets dix, vingt fois par jour. On ne va pas s’amuser à repressuriser cette foutue cabine à tous les coups.
— Je vois, fit David qui espérait bien que cela se passait ainsi. Et ces bouteilles derrière les sièges ? C’est une réserve d’air supplémentaire, n’est-ce pas ?
— Ouais. Maintenant, baisse ta visière et en route.
— Je n’arrive pas à brancher les tuyaux.
Poussant un grognement d’exaspération, Grady empoigna les flexibles qui sortaient du barda de David et les connecta aux embouts du gorgerin de sa combinaison.
— Voilà. Tu ne veux pas que je te mouche aussi le nez pendant que j’y suis ?
— Merci, dit David, insensible au sarcasme. (Il vérifia les manomètres fixés à son poignet et rabattit la visière de son casque.) Je suis paré.
Grady fit de même et mit les moteurs en marche. Ils étaient alimentés non par des batteries mais par l’énergie nucléaire. Chaque tracteur recelait au fond de ses entrailles un générateur isotopique miniature protégé par un épais blindage de plomb.
Grady empoigna les leviers de commande. David l’observait avec attention tandis qu’il lançait des ordres dans le micro incorporé de son casque. Le tambour intérieur du sas s’ouvrit pesamment et le tracteur s’engouffra dans la brèche noire et béante. Le sas était une énorme matrice de métal. Une fois le tambour refermé, quand les pompes commençaient à chasser l’air, l’obscurité était totale. La seule lumière était la lueur rougeâtre des instruments de bord.
Elle éclairait le visage de Grady et David le regardait. Et si tu le tues ? se demandait-il. Il répondit aussitôt à sa question muette : Il ne mourra pas. Tout au plus, il demeurera inconscient pendant un moment et, après, il sera dans ses petits souliers. Ça lui servira de leçon.
Tout l’air du sas était maintenant évacué. Le tambour extérieur s’ouvrit à son tour. David jeta un coup d’œil au tableau de bord. La pendule digitale indiquait 8 heures pile.
Le regard du jeune homme se posa sur le paysage lunaire.
Un paysage d’une désolation totale. À perte de vue se déployait une étendue rocailleuse vide, nue, morte. Une plaine à peine vallonnée, grêlée de milliers – non, de millions – de cratères dont certains n’étaient pas plus profonds que le doigt. Un monde noir et gris sous un ciel ténébreux piqueté d’étoiles. Un monde usé, un monde très vieux, sans air, sans eau, exposé depuis des milliards d’années à l’érosion météoritique. À gauche s’étiraient quelques collines émoussées par cet immémorial travail d’attrition qui en avait amolli les reliefs. On aurait dit des blocs de cire qui avaient fondu au soleil.
Mais devant cette vision, on avait le souffle coupé. Une immensité désertique qui s’étendait jusqu’à l’horizon sans le moindre signe de présence humaine. Et le silence. Les seuls sons que percevait David étaient le léger bruissement électrique du tracteur et sa propre respiration régulière.
Il n’avait encore jamais vu une ligne d’horizon sauf en photo. C’est vraiment comme la limite du monde. Au-delà, rien que le vide de l’espace et les étoiles solennelles qui ne scintillaient pas.
Soudain, Grady braqua à droite et David vit alors les mines. À mesure qu’ils approchaient de la fosse d’extraction, le jeune homme vit à quel point elle était petite. Les champs de la colonie sont plus grands.
Ce n’était qu’une excavation de quelques mètres de profondeur. Deux pelleteuses repoussaient des tas de poussière vers une benne ventrue que tractait un troisième engin.
— C’est… c’est ça ?
Le rire de Grady crépita dans les écouteurs.
— Eh oui, mon gars, c’est ça. Toute la matière première destinée à votre jolie petite colonie vient de ce trou.
David regarda son compagnon. Eh oui, le contremaître souriait ! Il avait l’air détendu, presque joyeux. Je me demande s’il change comme ça chaque fois qu’il sort du sas… Grady n’était plus ni hargneux ni tendu.
Le tracteur atteignit le bord de la fosse et avant que David ait eu le temps de dire ouf, il s’engageait sur la rampe de poussière compressée qui conduisait au chantier.
— Pour commencer, dit Pete, tout le matériel qui a servi à construire Île Un est venu d’une fosse qui a à peu près la même taille que celle-ci. Elle est de l’autre côté du dôme. L’accélérateur de masse aussi.
— Je sais, je l’ai vu hier au poste de contrôle.
— Ouais. Maintenant, on va jeter un coup d’œil sur le site pour chercher de nouveaux puits. J’ai une équipe de repérage qui va s’amener dans… (Grady consulta la montre du tableau de bord)… dans douze minutes.
Il avait autant de bagout qu’un guide touristique et David était furieux. Pourquoi as-tu cessé de me faire la gueule ? Si tu continuais de jouer les grosses brutes, ça me faciliterait la tâche !
À l’autre extrémité de la fosse, Grady lança le tracteur à l’assaut du plan incliné et ils retrouvèrent l’étendue désolée. On avait l’impression d’être en pleine mer ; rien que l’horizon à perte de vue dans toutes les directions et le ciel noir.
Le contremaître stoppa.
— T’as pas envie de faire une petite promenade ? De poser tes empreintes sur la Lune ? (Il commença à s’extraire de son siège. Comme David se penchait, il se tourna à moitié vers lui en s’écriant :) Mais non, ahuri ! Sors par ton côté.
Il était courbé en deux, une botte sur le premier barreau de l’échelle extérieure, l’autre posée sur le rebord de la trappe d’accès. David se pencha et l’empoigna sous les aisselles.
— Hé ! Qu’est-ce que tu…
La faible gravité lunaire permit à David de le soulever et de le mettre debout sans difficulté. D’une poussée, il l’éjecta du tracteur et le lâcha.
La silhouette verte fit des moulinets avec ses bras pendant un temps interminable avant de retomber, les pieds en avant. Un tourbillon de poussière s’éleva paresseusement au moment du contact et Grady bascula à la renverse.
— Mais qu’est-ce qui te prend, espèce de petit saligaud ? vociféra-t-il en s’asseyant, jambes écartées. Je m’en vais te fracasser les osselets…
Il se remit debout. David s’installa dans le siège de conduite, agrippa les commandes, enfonça la pédale de l’accélérateur et le tracteur démarra.
— Reviens, graine de crapule !
David se pencha à l’extérieur. La combinaison verte s’éloignait. Grady, dans sa rage, sautillait sur place en levant les bras au ciel et en poussant des hurlements de fureur impuissante.
— Que se passe-t-il, Grady ? demanda une voix. Quel est votre problème ?
C’était le contrôle de la base. Mais le contremaître était incapable de faire autre chose que de proférer une litanie de blasphèmes.
— Grady, où êtes-vous ? Que vous est-il arrivé ?
— Je le tuerai, cet enfant de salaud ! Je te réduirai en bouillie, Adams ! Je t’écorcherai vif !
David se réinstalla. Il souriait. Je préfère ça. Je retrouve enfin le Pete Grady de mon cœur !
Quelques minutes plus tard, d’autres voix s’entrecroisaient sur les ondes.
— Il a volé le tracteur ?
— Où est-ce qu’il se figure qu’il va aller comme ça ?
— Le seul endroit, c’est Séléné.
David approuva du chef. Tout juste, l’ami.
— Séléné ? Il ne pourra jamais y arriver. C’est beaucoup trop loin.
— Il a assez d’air… peut-être.
— Oui, mais il n’y a pas d’aides de navigation entre la base et Séléné. Personne ne s’y rend par voie de surface. Dans deux heures, il sera bel et bien perdu.
— Tant mieux ! gronda la voix de Grady. J’espère que ce petit fumier va étouffer dans son jus ! Je ne regrette qu’une chose : qu’il n’y ait pas quelques buzzards pour bouffer son cadavre !